. Quand le rêve devint cauchemar (1992-1994): Partie 2
Le feu est véritablement mis aux poudres le 8 Juillet 1993. Ce jour-là, la Direction annonce une perte record de 500 millions de Francs (76 millions d’€uro), uniquement sur le 3ème trimestre. Celle-ci s’ajoute bien sur à la perte du premier semestre, de 1 milliards de francs (152,5 millions d’€uro). Cela à pour conséquence directe, le gel total de la phase II, alors que celle-ci devait être signée dans les jours suivants. Les analystes de la célèbre banque d’investissement Morgan-Stanley, prévoient une perte annuelle de près de 1,9 milliards de Francs. La Direction, elle, est plus pessimiste, et parle de pertes supérieurs à 2 milliards de Francs.
Fin Juillet 1993, une vingtaine de cadres de Disney, dont Eisner, Nanula, Murphy, Bourguignon et Burke, se réunissent à Aspen, pour faire le point sur la situation. Le climat est tendu. Les cadres ont décidé de faire entendre raison à Eisner. Ils l’accusent d’avoir voulu un projet beaucoup trop ambitieux, dont les surcoûts ont totalement faussé les analyses de remboursement. Tableaux chiffrés à l’appui, ils démontrent la véracité de leurs dires. Bourguignon enfonce le clou en parlant « d’erreur de conception initiale d’Euro Disney ». Eisner est furieux. Il demande pourquoi on ne l’a pas informé avant. Bourguignon lui répond qu’ils n’allaient pas venir présenter ce désastre sans apporter de solution et qu’ils travaillaient depuis des mois à établir un plan de redressement, impliquant l’arrivée d’un nouvel investisseur, le prince Al-Waleed (13ème plus grande fortune du monde).
Une fois la présentation finie, Einser semble totalement abattu.
A contre cœur, il accepte la restructuration. Cependant, il ne s’avouera jamais être responsable de l’échec, accusant son Directeur Général, Frank Wells. Même si ce dernier avait une part de responsabilité, il ne faisait qu’appliquer les décisions d’Eisner. Depuis ce moment, la double tête de la Walt Disney Company ne cessa de se déchirer. Cette guerre des chefs, qui affectera durablement TWDC encore des années, ne s’achèvera qu’en 1994, avec la mort prématurée de Wells.
Le Prince Al-Waleed d’Arabie Saoudite rentre en discussion avec Disney dès 1993, mais ses pétrodollars suffiront-ils à sauver EDSCA de la faillite?
Une partie de la restructuration commence avec la simplification de la Direction d’Euro Disney SCA. Steve Burke prend la Direction Général de la division Euro Disney Resort, fusion des divisions parc, hôtels et divertissements. Les problèmes remontent ainsi plus vite, et les décisions prises plus rapidement.
En continuation de la politique de prix ultra agressive, une restructuration du merchandising a également lieu. En effet, on avait cru que les européens voulaient des produits de luxe, ou des produits plus sobres. Or, ces produits sont soit jugés trop cher, soit trop « moches » par la clientèle. Il faut donc entièrement réadapter l’ensemble, pour se rapprocher plus des produits vendus dans les parcs américains.
Du côté de la restauration, il est enfin mis en place la vente de vin et de bière, mais seulement si les boisons alcoolisés s’accompagnent d’un repas.
En Août 1993, Bourguignon et Eisner démentent à plusieurs reprises les rumeurs journalistiques de possible fermeture du parc. Début Septembre, on commence à y voir un peu plus clair sur la future restructuration. Eisner évoque une double piste: augmentation de capital par émission d’action, et ouverture du capital à un investisseur étranger.
Durant la seconde moitié de 1993, les négociations avec les banques commencent. L’une des premières mesures prises, c’est le versement direct de 350 millions de dollars, le 4 Novembre 1993, afin de couvrir le manque à gagner des 6 prochains mois d’EDSCA, ainsi que les coûts de la phase II avortée.
Les chiffres du second exercice tombent 6 jours plus tard, et ils sont catastrophiques:
Cette énorme trou dans le résultat net, en comparaison de celui du précédent exercice, provient d’un changement de méthode comptable, effectif depuis Octobre 1992 et permettant de mieux mesurer la performance de l’entreprise. En effet, certains coûts relatifs à la pré-ouverture, autrefois capitalisés et amortis linéairement sur une période donnée, sont désormais comptés dans les charges. Dans son rapport de gérance, Philippe Bourguignon annonce officiellement la mise en place de la restructuration.
A la suite de cette annonce, le titre plonge à nouveau, finissant la séance à 27,2 francs (contre plus du double l’année précédente).
Le 15 Novembre 1993, les commissaires aux comptes sont formels: si la restructuration n’aboutit pas le plus rapidement possible, alors la société devra faire face à un problème de liquidités et ne pourra pas poursuivre ses activités. En d’autres termes, si Euro Disney ne trouve pas très vite de l’argent frais, le parc devra fermer ses portes… définitivement.
Avec l’argent versé par la Walt Disney Company, le parc peut fonctionner jusqu’à la fin Mars 1994. Si une solution n’est pas trouvée d’ici là, alors « le parc devra fermer » affirme Eisner dans sa lettre aux actionnaires de TWDC. Par cette déclaration, le but du patron de Disney est de mettre la pression sur les créanciers d’Euro Disney, pour qu’ils acceptent la restructuration de la dette, sans pour autant exposer ouvertement la maison mère aux problèmes de sa filiale européenne.
Suite aux déclarations d’Eisner, les principales banques ayant investi dans le projet (BNP et IndoSuez) commandent une étude sur les comptes de l’entreprise. Le Walt Disney Company se dit prête à coopérer, mais en Janvier 1994, les banques accusent Disney de leur cacher certaines données.
Face à cette mésentente entre les divers créanciers et TWDC, Bourguignon se sent dans une impasse totale. Un de ses amis lui conseille alors de faire « un chantage à la liquidation judiciaire », afin de mettre tout le monde d’accord une fois pour toute.
Les banques ne sont cependant pas prêtes à lâcher l’affaire. En effets, elles estiment que c’est à la maison mère de prendre ses responsabilités, car c’est elle qui a décidé de réaliser un projet trop ambitieux, tout en ayant investi finalement que très peu d’argent dans l’affaire.
Du côté de TWDC, on continue le chantage à la fermeture. Si financièrement, cela serait finalement peu de choses pour elle, niveau image de l’entreprise, ce ne serait pas le même chose et Eisner le sait très bien.
C’est pour cela que dans cette partie de poker menteur pour milliardaires, malgré les menaces, la fermeture était une option totalement irréalisable. L’État français ne l’aurait de toute façon pas permis, tout simplement parce que l’investissement public, déjà rentabilisé, ne pouvait mener à une zone fantôme équivalente à 1/5 de la superficie de Paris et que c’était une perte de près de 45 000 emplois directs et indirects.
Les négociations officielles débutent le 17 Février 1994. Sandy Litvack, un cadre de la Walt Disney Company, est choisi pour défendre les intérêts de l’entreprise. Les négociations commencent mal, puisque Litvack claque la porte, suite aux accusations de vol et d’escroquerie, de la part de l’avocat des banques. Après présentation des excuses, les discussions reprennent quelques jours plus tard.
Le rapport demandé par les banques est communiqué le 21 Février 1994. Celui-ci dit qu’Euro Disney a besoin de 12 milliards de francs pour survivre. Les experts jugent les prévisions de l’entreprise un peu trop optimistes, mais apportent une appréciation plutôt bonne à la nouvelle politique commerciale lancé par Bourguignon: réduction des prix des hôtels, élargissement de la gamme des produits de merchandising, tarif des billets modulable…
Cependant, les discussions avec les banques n’aboutissent à rien. Les négociateurs américains tentent alors un coup ingénieux, sans en informer la direction de TWDC, de crainte de voir cette proposition immédiatement rejetée, ils proposent une restructuration qui se ferait à part égale entre Disney et les banques. Les créanciers donnent leur accord, ne reste plus qu’à attendre la réponse d’Eisner.
Du côté de Disney, une certaine paranoïa commence à s’installer. Suite à la publication dans la presse, d’éléments confidentiels relatif à la négociation, Eisner et Wells sont persuadés que Burke, Nanula et Litvack sont sur écoute. En effet, le gouvernement français possède ce genre de technologie et il est l’un des principaux créanciers autour de la table des négociations. La Direction de Disney Company craint de perdre la main. Cette situation tourne à la comédie le 3 Mars 1994, lorsque Litvack et Nanula appellent la Direction pour leur faire part de leur proposition à 50/50.
Eisner et Wells, pensant être écoutés, font semblant de la rejeter, jugeant qu’elle sera refusé par le conseil d’administration de la compagnie. Litvack est furieux et ne comprend pas cette réaction. Wells envoie alors Burke sur place, pour expliquer aux deux hommes la situation sur les soupçons d’écoutes.
Psychose téléphonique à la Walt Disney Company, qui soupçonne l’État français, l’un des créanciers d’EDSCA, d’espionnage
Le 14 Mars 1994, le plan de restructuration est finalement présenté aux actionnaires lors de l’Assemblée Générale. Bien qu’elle ne soit pas encore signée, la restructuration est soutenue par les principaux créanciers, à savoir les banques et l’État français. L’accord, très complexe, se caractérise par:
* une augmentation de capital de 5,95 milliards de francs (907 millions d’€uro)
* des abandons d’intérêts par les prêteurs, de l’ordre de 1,6 milliards de francs (244 millions d’€uro)
* le report du remboursement du principal de la dette sur 3 ans, et des intérêts sur 16 mois
* l’abandon de redevances par la Walt Disney Company sur les 5 prochaines années (de 1994 à 1998), et un pourcentage des redevances sur les 5 années suivantes (de moitié entre 1999 et 2003)
* la réduction de la rémunération de base du gérant (abandonnée pour la période de 1991 à 1998, puis ramenée à 1% de l’ensemble des produits nets, avec augmentation progressive du pourcentage jusqu’à la valeur maximum de 6% d’ici Octobre 2018)
* une vente d’actifs avec option d’achat.
* divers accords financiers avec la Walt Disney Company (souscription d’obligations subordonnées remboursables en actions, annulation de créances, cession-bail de certains actifs, ouverture d’une ligne de crédit…)
La dette totale est ainsi passée de 20,3 milliards de francs (3,095 milliards d’€uro), à 15,5 milliards (2,363 milliards d’€uro)
Si les gros créanciers semblent contents de l’affaire, du côté des petits actionnaires, cela semble bloquer, notamment l’augmentation de capital en « coup d’accordéon », c’est à dire, réduction de moitié du nominal des actions Euro Disney, suivi d’une émission d’actions à un prix voisin de l’actuel nominal qui est de 10F. Deminor, association qui regroupe les petits actionnaires, redoute qu’il en résulte une forte dilution de leurs actions. De plus, elle souligne que tout le monde ne fera pas le même sacrifice, en particulier la Walt Disney Company, qui avait émis les titres d’une valeur de 10F, mais les avaient revendu 7 fois plus cher lors de la mise sur le marché.
L’assemblée approuve pourtant l’opération, qui permet de dégager une réserve de 850 millions de francs pour éponger les dettes de l’exercice clos le 30 Septembre 1994.
Cette réserve résulte à la fois de la réduction de capital, mais aussi de la prime d’émission provenant cette fois de l’augmentation. Le plan prévoit en réalité deux émissions de titres:
* Une émission d’obligations réservées à TWDC et ses créanciers, assorties de bons de souscriptions d’actions à 44F pendant dix ans.
* Une émission d’obligations remboursables en actions, réservées à TWDC.
Deminor dénonce le fait que le marché soit exclu de cette souscription, qui entraînera une dilution potentielle de quelques 70 millions de titres.
L’accord a finalement nécessité des sacrifices de tout le monde: à la fois des banques, et à la fois de la Walt Disney Company, qui se retrouve bien plus impliquée qu’avant dans les comptes de sa filiale, interdisant désormais tout chantage à la fermeture de la part de la maison mère.
L’un des effets de la restructuration interviendra à partir de début 1995. En effet, jusque là Euro Disney SCA (ED SCA), gérant du site, louait les installations à Euro Disneyland SNC (ED SNC), propriétaire du parc. De ce fait, le parc n’était amortie qu’en France. Avec la restructuration, un nouvel acteur entre en jeu, en la personne d’Euro Disney Associés SNC (EDA SNC), une société de droit américain, détenue indirectement à 100% par la Walt Disney Company. Désormais, ED SNC loue le parc à EDA SNC, qui le sous-loue à ED SCA. Ainsi, le parc est à la fois amorti en France par Euro Disneyland SNC, et aux États-Unis, par la Walt Disney Company, via Euro Disney Associés SNC. Le contrat de sous-location liant ED SCA et EDA SNC court sur 12 ans, non résiliable. A la fin du contrat, une option de rachat de 516 millions de francs (78,7 millions d’€uro), permettra à Euro Disney SCA de racheter le contrat de location du parc, directement à Euro Disneyland SNC.
Il faut rajouter à cela, le fait qu’Euro Disney Associés SNC, la nouvelle société intermédiaire, est devenu le propriétaire de certains actifs du parc (attractions, restaurants), construits après l’ouverture de celui-ci. EDA SNC loue donc ces actifs à ED SCA, pour une durée de 12 ans, au bout de laquelle, Euro Disney SCA pourra les acquérir, contre une valeur de 1,4 milliards de francs (213,4 millions d’€uro). Si l’option d’achat n’est pas levée, et qu’un nouveau crédit-bail est reconduit, ED SCA pourra acquérir ces actifs en fin de seconde location, pour une valeur symbolique.
Quelques jours après l’annonce de la restructuration, Wells disparaît tragiquement dans un accident d’hélicoptère. Avant sa mort, il reconnaîtra qu’au final, il ne pensait pas que la restructuration d’Euro Disney reviendrait aussi peu cher à TWDC.
Il confiera également à Bourguignon une nouvelle conduite à tenir: faire que les actions qu’il entreprend soit à l’avantage de la majorité des actionnaires, et pas uniquement de Disney.
Frank Wells, Directeur Général TWDC, disparait tragiquement début 1994. Sa mort affectera durablement la Walt Disney Company, qui s’enfoncera dans une crise interne, dont la fin n’interviendra qu’en 2005, avec le départ d’Eisner