Un mariage de raison ?
Après cette longue présentation des deux groupes, vous aurez donc constaté que les liens entre la 21st Century Fox et la Walt Disney Company existent au moins depuis une bonne trentaine d’années, et que ceux-ci n’ont fait que se renforcer avec le temps. Dans le climat actuel de consolidation que connaît le marché des médias de masse au niveau mondial (fusion de AT&T et de Time Warner, la maison-mère des studios Warner Bros., rachat du groupe Next Radio TV par Altice, fusion d’Endemol et Shine), le rapprochement des deux groupes, entretenant des liens certains, semble, in fine, une chose logique.
Mais qu’est-ce qui est réellement mis dans la balance dans cette opération ? Que rachète donc la Walt Disney Company ? La question à se poser est plutôt « Que ne rachète pas la Walt Disney Company à la 21st Century Fox ? ». Car autant commencer par le plus simple, à savoir, ce qui est exclu de cette grande acquisition.
Premier actif du groupe de la famille Murdoch à ne pas faire partie de la proposition : le réseau Fox Broadcasting Company, à savoir la chaîne de télévision nationale FOX. En effet, la Walt Disney Company possède déjà un réseau national hertzien aux États-Unis avec ABC. Or, les lois anti-concurrentielles américaines interdisent à un groupe de détenir plus d’un réseau national. Il n’est donc pas possible pour Disney de détenir le réseau de la chaîne FOX.
Second actif exclu : le réseau câblé et satellitaire FOX News et sa déclinaison économique FOX Business. Bien que Disney possède pas de chaîne d’information, malgré l’existence de la puissante division ABC News, le souci de racheter le réseau FOX News est plus de l’ordre de l’image pour le groupe fondé par Walt Disney. En effet, alors qu’ ABC News a plutôt un positionnement neutre, voire une tendance libérale-démocrate, le positionnement très conservateur de FOX News n’est pas forcément en adéquation avec l’image recherchée par le conseil d’administration de la Walt Disney Company. De plus, le régulateur pourrait considérer le rachat de FOX News par Disney, comme une possible entrave à la concurrence, avec possiblement la suppression de la chaîne conservatrice à terme, si elle avait fait partie de l’accord.
Enfin, le troisième actif non concerné par le rachat de la 21st Century Fox par la Walt Disney Company est le réseau de chaînes de sport FOX Sport 1, FOX Sport 2, et Big Ten Network. Le cas est ici assez analogue à celui de FOX News vu ci-avant (mais sans le côté sulfureux de l’image de ces chaînes), du fait que la Walt Disney Company possède déjà le principal réseau sportif avec ESPN.
Avant que l’intégration de la 21st Century Fox à la Walt Disney Company ne puisse se faire, cette première devra donc procéder à une scission des actifs évoqués ci-dessus, soit en créant une nouvelle société, soit, plus logiquement, en transférant ses actifs vers News Corp, l’autre groupe de média dirigé et possédé par la famille Murdoch depuis la division de News Corporation en 2013.
Ce que la Walt Disney Company achète, c’est donc tout le reste, à savoir principalement :
- la 20th Century Fox et de ses filiales (dont Fox Searchlight, Fox 2000, Blue Sky, et Fox Music), y compris le catalogue des films du groupe ;
- la 20th Century Fox Television et de ses filiales (dont Fox Television Animation), y compris le catalogue des téléfilms et séries du groupe ;
- les actifs immobiliers (les studios physiques) de la 20th Century Fox (et Television), situés à Sydney en Australie (les studios historiques de Century City à Los Angeles restant pour le moment la propriété de la « nouvelle Fox », Disney et ses nouvelles filiales louant les locaux pour un premier bail de 7 ans) ;
- le réseau câblé et satellitaire FX et ses filiales ;
- le réseau des chaînes sportives locales FOX Sports Net et ses filiales ;
- le réseau des chaînes câblées et satellitaires à l’international, Fox Network Group International et ses filiales ;
- le réseau de chaînes câblées et satellitaires en Asie, STAR TV et ses filiales ;
- la participation du groupe dans le magazine National Geographic, ainsi que dans le réseau des chaînes télévisées National Geographic et ses filiales ;
- la participation du groupe dans la joint-venture Hulu ;
- la participation du groupe dans la société de production télévisée, Endemol-Shine Group ;
- la participation du groupe au réseau satellitaire SKY et ses filiales ;
- les droits de licence sur le parc d’attractions 20th Century Fox World, actuellement en construction en Malaisie.
Si l’opération est validée par les autorités américaines, ainsi que par les actionnaires des deux groupes, la Walt Disney Company mettrait donc la main sur un catalogue de production tout aussi impressionnant que le sien, si ce n’est plus. Des Hommes Préfèrent les Blondes à Avatar, en passant par Cléopâtre, Titanic, les franchises Alien, Predator, X-Men, Die Hard, sans oublier les productions télé comme Les Simpsons, Bones, X-Files, ou bien encore Les 12 Coups de Midi, Big Brother (Loft Story, Secret Story en France), et le Concours Miss France, tels serait ainsi un aperçu des marques détenues par Disney. Et cela, sans évoquer bien entendu les réseaux de diffusion au niveau mondial que récupérerait le groupe dirigé par Bob Iger.
Au total, cette opération de rachat de la 21st Century Fox par la Walt Disney Company est estimée aujourd’hui à 66,1 milliards de dollars (soit 56,16 milliards d’€uros à la date d’annonce du rachat, le 14 décembre dernier). Mais attention, il ne s’agit pas pour la Walt Disney Company de débourser du cash pour mener à bien cette opération, ou tout du moins, pas en totalité. Ainsi, sur le coût total, seuls 13,7 milliards de dollars (11,64 milliards d’€uros ) seront dépensés par la Walt Disney Company en monnaie sonnante et trébuchante, afin de rembourser l’intégralité de la dette de la 21st Century Fox. Le reste, à savoir le coût réel du rachat équivalant à 52,4 milliards de dollars (44,52 milliards d’€uros ) sera effectué par un mécanisme classique de fusion-acquisition par une conversion d’actions 21st Century Fox en actions Walt Disney Company, au taux de conversion de 0,2745 action Disney offerte en échange d’une action Fox.
Au terme de l’opération, Rupert Murdoch deviendra l’un des actionnaires individuels de référence de la Walt Disney Company, avec en sa possession 4,34 % du capital du groupe, soit un niveau comparable à celui de Laurene Powell Jobs, la veuve de Steve Jobs, qui possède 4,11 % du groupe. À noter également que ce rachat fera monter la part du Prince Al-Walid, actionnaire de 21st Century Fox et ancien actionnaire de référence d’Euro Disney SCA, qui s’était déjà vu offrir des actions de la Walt Disney Company, en échange de ses actions dans le groupe gérant la destination touristique européenne, lors du rachat de cette dernière par la maison-mère en 2017.
La question que beaucoup de personnes se posent, c’est le pourquoi de ce rachat de la Fox par Disney ? Surtout lorsque l’on sait que la Walt Disney Company est la n°1 dans sa catégorie, et la 21st Century Fox la n°3. Plusieurs réponses à cette question sont possibles.
La première, c’est bien entendu la consolidation du marché du divertissement de masse que nous évoquions un peu plus haut. Cette consolidation est la conséquence de l’arrivée de nouveaux acteurs très puissants dans le domaine du divertissement, les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Grands acteurs de la tech depuis de nombreuses années, les GAFA ont entrepris depuis quelques années une diversification de leurs activités. Cela passe notamment par Youtube pour Google, Amazon Video pour le leader mondial du commerce en ligne, ou bien encore Apple TV pour la firme à la pomme. Et au petit jeu de « qui sera mangé par l’un des GAFA pour devenir son producteur de contenu », Disney et la Fox étaient des candidats idéaux du fait qu’ils n’étaient adossés à aucun grand groupe de la tech, contrairement à Universal avec Comcast, ou Warner avec AT&T. Ceci est d’autant plus vrai que depuis déjà de nombreuses années, la rumeur court qu’Apple aurait dans son collimateur l’acquisition du groupe fondé par Walt Disney, avec lequel il entretient des relations étroites. Et avec son immense trésorerie de plus de 200 milliards de dollars, le géant des smartphones et des ordinateurs n’aurait eu aucun mal à racheter la Walt Disney Company. Il était donc devenu vital pour cette dernière de grossir encore plus après ces multiples rachats des années 2000 et 2010, afin d’éloigner toute tentative d’OPA d’Apple à son encontre. Le constat était le même pour le groupe de Rupert Murdoch, d’autant plus depuis son affaiblissement, suite à la scission de News Corporation.
La seconde réponse est à chercher par la modification des habitudes de consommation de la population mondiale, à l’ère de l’Internet 2.0, et notamment l’arrivée d’un nouveau concurrent sur le marché de la production, Netflix. En moins de 10 ans, le célèbre service de vidéos en ligne à la demande, fondé par Reed Hastings, a révolutionné la façon de consommer des films et des séries. S’il n’a pas réussi à endiguer le téléchargement illégal, Netflix a néanmoins accompli l’exploit de mettre un coup de pied dans la fourmilière hollywoodienne, en arrivant à proposer du contenu original et qualitatif… uniquement accessible via son propre canal de distribution en ligne.
Si, au début, certains studios, comme la Walt Disney Company, se sont associés à la plateforme en ligne, avec le temps, les relations se sont dégradées. Ceci est d’autant plus vrai entre Netflix et Disney, qu’il y a à peine plus d’un an, les rumeurs de marché évoquaient un possible rachat de la firme de Los Gatos par le groupe de Burbank, avec à la clé, la promesse de Bob Iger de laisser les rênes du groupe Disney à Reed Hasting. Mais celui-ci n’a pas accepté cette proposition, et depuis lors, les relations se sont envenimées entre les deux groupes. Profitant de son acquisition de BAMTech entre 2016 et 2017, Disney décide donc de rompre son accord de diffusion avec Netflix à partir de 2019, et de venir le concurrencer sur son propre terrain, celui de la diffusion de contenus en ligne. Pour cela, le groupe de Bob Iger peut déjà compter sur l’immense contenu du catalogue Disney et de ses filiales (ABC Television, Pixar, Marvel, Lucasfilm). Mais pour enfoncer le clou, il fallait à la Walt Disney Company encore plus de contenus pour alimenter sa future plateforme.
Et c’est là qu’intervient le rachat de la 21st Century Fox. Outre le catalogue en lui-même, cette acquisition permet à Disney de mettre la main sur la majorité de la plateforme Hulu, concurrent direct de Netflix, voire de racheter totalement celle-ci dans le courant de l’année (par l’acquisition des 30 % détenus par NBC-Universal), afin de faire directement d’Hulu, sa plateforme de vidéos à la demande en ligne. De plus, ce rachat de la 21st Century Fox permet à la Walt Disney Company de mettre la main sur les précieuses chaînes locales de sport de FOX Sports Net, afin d’accroître là aussi le contenu du futur service de vidéos à la demande en ligne d’ESPN, qui sera lancé dans le courant de cette année 2018. ESPN qui, pour information, est la véritable vache à lait de la Walt Disney Company, puisque le réseau câblé et satellitaire de chaînes sportives apporte à lui seul plus d’1/4 du chiffre d’affaires du groupe.
Une dernière question reste à poser : quelles perspectives pour les deux groupes avec ce rachat ? La première, nous l’avons déjà évoquée ci-avant, à savoir le lancement du service de vidéos à la demande d’ESPN en 2018, et celui de Disney-Fox en 2019.
La seconde perspective concerne la récupération de divers droits d’exploitation de propriétés intellectuelles détenus par la 21st Century Fox, pour le bénéfice de la filiale de la Walt Disney Company :
- pour Marvel Studios, les droits sur les personnages des X-Men ainsi que ceux des Quatre Fantastiques, pour le plus grand plaisir de Kevin Feige, qui dispose ainsi d’un nouvel éventail de possibilités pour les futures phases de l’Univers Cinématographique Marvel. Il faudra donc s’attendre à un reboot complet des X-Men à l’avenir, et à l’arrivée d’un possible cross-over Avengers VS X-Men.
- pour Lucasfilm, les droits sur le tout premier épisode de Star Wars (Episode IV – Un Nouvel Espoir), qui étaient propriété « à vie » de son producteur, la 20th Century Fox.
- pour ABC, les droits sur les nombreuses séries TV et émissions diffusées sur la chaîne, et produites par des filiales de 21st Century Fox (notamment Modern Family).
- pour Parks & Resorts, les droits d’exploitation des nombreuses attractions « l’Âge de Glace » existantes un peu partout dans le monde, les droits d’exploitation d’un 7ème complexe avec 20th Century World Malaysia, et potentiellement d’un 8ème complexe avec 20th Century World Dubai, et enfin les droits d’exploitation complets sur la licence Avatar, déjà développée à Walt Disney World, et qui pourrait ainsi plus facilement se développer dans les autres complexes du groupe.
- pour Walt Disney Theatrical Productions, les droits sur la comédie musicale Anastasia, adaptée du film d’animation de la 20th Century Fox (les personnes croyant qu’Anastasia est un dessin animé Disney ne seront plus totalement dans le faux), que le groupe avait vainement tentés d’acquérir il y a quelques années.
La troisième perspective concerne l’avenir du mythique et historique studio de production cinématographique 20th Century Fox et de ses filiales. Au regard des précédentes opérations d’envergure déjà réalisées par Disney, il est fort probable que la 20th Century Fox conserve une indépendance relative au sein de la Walt Disney Company, à l’image de Marvel ou de Lucasfilm. Si Disney rachète la Fox, c’est aussi pour profiter de son expérience et élargir son audience à des genres de films que le studio ne produit pas ou plus, et non pour tout uniformiser à une sauce Disney, qui relève plus de la légende que de la réalité dans les faits. La seule véritable interrogation concerne la filiale Blue Sky, qui entre en concurrence directe avec les productions-maison historiques et celles de Pixar. Et sur ce point, il est fort probable que Disney décide purement et simplement de fermer ce studio d’animation. En effet, ne pas oublier que tout rachat effectué par Disney s’est toujours accompagné d’une certaine rationalisation, et donc de fermetures de filiales non viables sur le long terme.
La quatrième perspective concerne l’avenir de 20th Century Fox Television et de ses filiales. Tout comme le studio de cinéma, celui à destination de la télévision ne devrait pas être significativement affecté par l’opération. Il se pourrait même qu’ABC Television Studio, anciennement Touchstone Television, soit absorbé par 20th Century Fox Television, tant la filiale historique de la Walt Disney Company n’est plus tellement performante, depuis déjà quelques années, dans la production de nouveaux contenus populaires. Il pourrait en être de même pour les divisions télé de Marvel et Lucasfilm, afin de rationaliser l’organisation générale du groupe. Reste à savoir si ce grand pôle de production de contenus TV, à même de concurrencer Netflix sur le créneau des nouveaux contenus, sera réellement unifié, et s’il changerait de nom pour une identification plus simple pour les consommateurs.
La cinquième perspective concerne les possibles liens qui se mettraient en place entre National Geographic et Disney Nature. En effet, il n’est pas impossible qu’à l’avenir, les réseaux de la prestigieuse chaîne culturelle profitent d’être sous le même toit, pour pouvoir diffuser en prime time les films de Disney Nature. Et à contrario, Disney Nature pourrait également profiter à l’avenir des précieux financements de la National Geographic Society, pour la mise en chantier de nouveaux films.
Enfin, cette opération de rachat a abouti à une nouvelle prolongation du mandat de Bob Iger à la présidence de la Walt Disney Company, jusqu’à fin 2021 au moins. Il s’agit très certainement des dernières années de l’homme à la tête du groupe qu’il aura dirigé pendant près de 20 ans, et conduit vers toujours plus de succès. Dès lors, au regard des difficultés que rencontre le conseil d’administration de la Walt Disney Company à trouver un successeur à l’ancien patron d’ABC depuis déjà quelques années, il est fort probable que celui-ci aille chercher son nouveau leader au sein des exécutifs de sa nouvelle filiale. Dès lors, il n’est pas interdit d’imaginer l’un des fils Murdoch succéder à Bob Iger d’ici quelques années ; mais seul l’avenir nous le dira.
Il est encore difficile de mesurer complètement les tenants et surtout les aboutissants de cette méga opération de rachat, qui conduirait à la naissance du plus grand groupe de divertissement grand public qui n’ait jamais existé jusqu’à présent. Pesant à lui seul 40 % du marché cinéma hollywoodien, et tout autant pour les marchés des productions télévisuelles ou des diffuseurs de contenus, ce mariage entre deux des studios historiques du cinéma mondial est toutefois conditionné à l’approbation de cette opération, d’une part par les actionnaires respectifs des deux sociétés, et d’autre part par l’autorité de la concurrence américaine. Autant dire qu’une telle concentration dans un seul groupe n’est pas du goût de tous à Hollywood, et le cas de la fusion entre Time Warner et AT&T, dont la décision des autorités anti-trust se fait attendre depuis plus de 18 mois, pourrait faire jurisprudence si elle n’aboutit pas. Ce que nous évoquions dans les derniers paragraphes ci-dessus n’est donc pas encore fait, tout comme le fait de voir débarquer les licences Fox dans les parcs d’attractions du groupe. Affaire à suivre donc.
Mais il serait réellement regrettable que ce rachat n’aboutisse pas, à la fois pour l’avenir de Disney en tant qu’entreprise indépendante d’un autre grand groupe, et dernier des grands studios de l’âge d’or hollywoodien toujours autonome, mais aussi pour toutes les fantastiques perspectives qu’ouvrirait ce rachat sur le long terme aux Fans Disney. Et vous, quel est votre avis sur cette opération à 66 milliards de dollars, prédite par Les Simpsons depuis presque 20 ans déjà ?